lundi 1 avril 2013

Enseigner ce que l’on est

« On n'enseigne pas ce que l'on sait ou ce que l'on croit savoir : on n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est. » Ainsi s’exprimait, à la tribune de la Chambre des Députés, le 21 janvier 1910, le député Jean Jaurès. En ces temps héroïques de sécularisation de la société française, l’orateur tarnais défendait l’idéal laïc de l’école de la République, encore et toujours harcelé par les partisans d’une Église qui ne digéraient pas l’institution d’une école « sans dieu ».
Aujourd’hui, les bannières des uns et des autres ont été remisées, et les regards portés sur l’école par tout un tas de spécialistes (ou autres professionnels de la profession) cherchent plutôt à valider la pertinence de l’assise pédagogique sur laquelle l’institution scolaire tente de trouver son équilibre.
Mais, de questionnement initial et fondateur, de réflexion essentielle et déterminante, on ne trouve pas véritablement de traces. Apprendre est pourtant une expérience humaine suffisamment complexe et lourde de conséquences (pour les individus comme pour la collectivité) pour envisager que la finalité de l’école soit précisément étudiée.
Jaurès l’avait compris. Penser l’école, ce n’est pas d’abord disserter sur ce qu’il faut savoir ou pérorer sur comment acquérir ce qu’il y a à savoir. C’est s’interroger sur l’Homme, c’est se préoccuper de la valeur de l’humain dans notre conception du monde et songer aux engagements qu’implique ce questionnement. Et notamment à la responsabilité éducative des institutions chargées d’évoquer cette vision du monde aux plus jeunes citoyens.
Cela signifie, à coup sûr, que les maîtres d’écoles ne sont pas que des transmetteurs de savoirs, et surtout pas d’un savoir normatif et labellisé.
Alors bien sûr, bâtir cette école-là, c’est un tout autre chantier ! On n’y travaille pas les mêmes matériaux. L’effort à consentir est d’une nature très différente. Car enseigner ce que l’on est exige une haute idée de ce que représente la connaissance, et une compréhension précise des enjeux sociaux concernés.
C’est peut-être ça qui manque un peu à l’actuelle refondation de l’école, un élan « spirituel » !
Il faut rappeler que spirituel n’est pas une grossièreté, ça veut juste dire qu’il faut penser. Et probablement, avant tout, penser à ce que l’on est.

vendredi 8 mars 2013

L’intérêt de l’enfant

Durant le IVème siècle av. J.-C., le penseur chinois Mencius affirmait : « Si des hommes voient brusquement un enfant qui va tomber dans un puits, ils ressentiront tous, sans exception, un sentiment d'alarme et de détresse. Et ceci, non pas en vue de se gagner la faveur des parents de l'enfant, ou de s'attirer les louanges de leurs voisins et amis, ou d'éviter le discrédit qui s'attacherait à leur réputation s'ils demeuraient indifférents. » Le philosophe oriental en concluait que le sentiment d’altruisme était essentiel à l'homme.
Je ne suis pas sûr que cette attention bienveillante, cet élan d’humanité désintéressé, constitue la ligne de pensée privilégiée par nos contemporains qui revendiquent aujourd’hui ça et là. Sur des questions familiales ou scolaires, cela fait plusieurs semaines maintenant que résonne un refrain obsédant parmi les pétitionnaires : « Pensez à l’intérêt de l’enfant !». L’intérêt de l’enfant ! Voilà un cri de ralliement qui ne manque pas d’épaisseur émotionnelle et que chacun, quelle que soit sa position, peut reprendre au compte de ses intérêts propres sans risquer de passer pour un déplorable égocentrique. En effet, qui prétendrait satisfaire son mieux-être personnel (ou catégoriel) sachant  que cela pourrait nuire à un enfant ?
Mais à y regarder de plus près, cette notion d’ « intérêt de l’enfant » apparaît comme un alibi parfaitement maîtrisé plutôt qu’un supplément d’âme tout entier tourné vers « l’enfant ».
Aujourd’hui personne ne peut, honnêtement, prétendre détenir la parfaite définition de cette formule calibrée pour les media. Le seul mot intérêt recouvre tant d’acceptions (curiosité, affection, attachement) oscillant entre le cognitif et l’affectif, qu’on se retrouve vite avec des arguments relevant de registres inconciliables. Les points de vue sur « l’enfant » sont alors si éloignés, pour ne pas dire contradictoires, qu’un raisonnement constructif et pondéré est impossible.
Et puis de qui parle-t-on lorsque l’on évoque ainsi à tout bout de champ « l’enfant » ? Cela fait un peu plus de trente ans que j’enseigne en école élémentaire ; j’ai vu beaucoup d’enfants, mais l’enfant, lui, je ne l’ai jamais rencontré. La volonté d’avancer l’argument le plus percutant possible dans le débat amène parfois les contradicteurs à user de simplifications rhétoriques dont ils ne mesurent pas véritablement l’insignifiance. Ainsi, aucune femme un peu attentive à la dignité de son genre n’accepte que l’on évoque ainsi « la femme », ce qui au mieux passe pour une essentialisation inadaptée, au pire une généralisation insultante. Il en est de même pour les enfants.  De nos classes, il faut s’en convaincre, « l’enfant » est absent tout comme « l’élève ».  Dans l’arène du savoir, il ne saurait y avoir que des personnes, très différentes les unes des autres, avec chacune des histoires singulières, des craintes et des espoirs tellement particuliers, et tant de combats personnels à assumer. 
Si l’on accepte cette conception multiple de « l’enfant », discourir sur leur « intérêt » prend une tout autre dimension et devient dès lors plus complexe. Ainsi, l’intérêt d’un enfant dont les parents sont séparés et qui ne peut voir son père ou sa mère que le samedi et le dimanche, est-il le même que celui dont le père ou la mère sont libres le mercredi mais travaillent le samedi ? Entre un enfant qui vit au sein d’une famille homoparentale stable, cultivée et attentionnée et celui qui connaît un quasi abandon matériel ou affectif permanent, où se situe l’intérêt de l’enfant ? Et qui décidera de la pertinence de ces intérêts divergents ?
La réalité de l’existence (le vécu !) n’est pas la même pour tout le monde ; c’est un truisme d’une banalité affligeante ! Mais il semble bien qu’en ces temps de doléances effrénés, il faille rappeler quelques évidences confondantes. Admettre, simplement, la complexité de la question de « l’intérêt de l’enfant », et se défier de tout simplisme réducteur qui alimente telle ou telle propagande, voilà qui apporterait un peu de sérénité dans les débats. La considération affichée à l’existence et au devenir des enfants mérite cette clairvoyance  … et le processus de décision qui s’engage, aussi.

samedi 12 avril 2008

Entre instruire et éduquer

Lorsque j'ai obtenu mon diplôme d'instituteur, ma grand-mère qui avait presque quatre-vingt-ans fut très fière de son petit-fils. C'était un noble et utile métier que d'instruire les enfants.
Et comme pour me prouver que j'entrais désormais dans une corporation indispensable à l'édification du genre humain, elle entreprit de me réciter quelques leçons d'histoire apprises à l’école primaire d'antan. Elle y parvint. Elle se souvenait. Sa mémoire retrouva le rythme de l'énonciation, la musique de la leçon, si semblable à celle des tables de multiplication, puis petit à petit les mots qui constituaient le résumé d'une leçon peut-être plus marquante que les autres : "Saint-Louis fut le meilleur des rois de France. Il était très pieux. Il soignait les malades et faisait la charité aux pauvres. Saint-Louis fut le plus juste des rois. Il punissait les grands seigneurs qui faisaient tort aux pauvres gens."
J'ai demandé à ma grand-mère de m'en raconter un peu plus sur cette période historique qu'elle semblait priser. Hélas, elle ne conservait de cette évocation scolaire qu'une litanie de phrases à laquelle adhérait une pauvre représentation de l'histoire de France. Une musique d'ambiance et quelques lumières clinquantes et accrocheuses. Saint-Louis, le chêne de justice, la bonté royale, oui. Mais l'inégalité de la société féodale, la puissance de l'église et la folie des croisades, rien.
Je n'ai jamais oublié les leçons d'histoire de ma grand-mère. Et lorsqu'aujourd'hui j'évoque le règne de Louis IX dans ma classe, j'essaie toujours d'imaginer ce que mes élèves raconteront de leurs souvenirs scolaires à leurs petits-enfants. Plus qu'une enfilade de dates instituant l'intelligence des champions des jeux télévisés, ou des chroniques mythiques douteuses nourrissant des idéologies incertaines, j'aimerais qu'ils gardent en mémoire la complexité des sociétés humaines et l'insignifiance des jugements définitifs, des pensées uniques et dogmatiques qui accablent les hommes d'ici, d'ailleurs ou d'autrefois. Oui, j'apprécierais qu'ils aient au moins conservé un soupçon d'esprit critique, cette capacité à n'accepter aucune vérité sans s’interroger sur sa valeur. Il me semble que cela s'apprend à l'école. Ou du moins cela s'apprenait-il. La lecture des récentes décisions ministérielles, et notamment celle des "nouveaux programmes", me fait craindre le pire quant à la survie de cette compétence. Si l'on attache encore un peu d'importance aux poids des mots, l'"éducation civique" et la "morale" suffisent à nous renseigner sur ce qu'ils veulent faire de l'école de la République.

dimanche 30 mars 2008

Transmettre ou construire ?

La lecture des différents commentaires et réflexions qui jalonnent l'actualité scolaire nécessite quelques précisions sémantiques propres à éclaircir le débat. En effet, alors que le langage médiatique n'hésite pas à user et même abuser de vocables spécialisés (objectifs, compétences, différenciation, socialisation, remédiation, etc.) qui tendent à transformer la pédagogie en affaire d'experts (c’est donc sérieux !), une certaine désinvolture prévaut étrangement lorsqu'il s'agit de saisir ce qui constitue le principe même de l’école : le savoir. A bien lire ou écouter les intervenants concernés par la question, il apparaît, dans un « bon sens » unanimement partagé, que la mission de l'école serait de transmettre le savoir. Or, rien n'est moins sûr.

Transmettre le savoir. Voilà une formule dont les connotations expriment à la fois nostalgie et angoisse. Que transmet-on ? Parfois, un « message » à un proche. Quelques mots sur une carte postale qui assurera sa fonction de communication en acheminant vers le destinataire l'expression des sentiments affectueux de l'émetteur. (Je suis loin de toi, tu me manques mais je peux quand même te "toucher"). On profitera d'ailleurs de cette occasion pour transmettre le bonjour à tous ceux auxquels on n'a pas écrit.

On peut également transmettre un patrimoine. Ici, la transmission consacre un abandon. Léguer un bien, c'est faire don aux générations suivantes d'une richesse décrétée utile, voire indispensable. En souhaitant que les légataires, au mieux fassent fructifier l'affaire, au pire ne dilapident pas la fortune léguée, fut-elle culturelle ou même symbolique, comme le laboureur entreprit de le démontrer à ses enfants. Angoisse du départ, de l'éloignement, de l'absence, de l’ailleurs.

Sauf cas de conversion extraordinaire, la transmission, « message » ou « patrimoine », n'a pas pour objectif de transformer fondamentalement le récepteur ou l'héritier. A ce jour, les « transmissions de pouvoirs » qui accompagnent les valses des ministères n'ont jamais transfigurer nos hommes politiques. Mais, est-il bien légitime d'appliquer au savoir la métaphore du pont, de la passerelle, que suggère le préfixe -trans ? Peut-on véritablement considérer les élèves comme des « récepteurs » de messages ou des « héritiers » de patrimoine ? Si tel est le cas, c'est bien méconnaître les situations d'apprentissage où les élèves ne reçoivent jamais exactement ce que l'enseignant a voulu « transmettre ». Le développement cognitif des humains est chose complexe. On ne peut raisonnablement penser qu'il suffit de « transmettre » les connaissances pour qu'elles soient « reçues ». En fait, les destinataires d'un message, fut-il pédagogique, participent toujours à sa construction.

Pour un enseignant, et pour toute personne qui se pique de pédagogie voire d'éducation, l'idéologie de la transmission dénote assurément un besoin de se perpétuer à l'identique à travers les jeunes générations. Quelqu'un a bien dû dire un jour qu'éduquer c'était avant tout chercher à ne pas mourir. Instinct de survie. Dans la transmission, ce qui compte c'est le transmetteur. Peu importe le message écrit sur la carte postale ou la valeur de l'héritage. Le transmetteur pourra toujours arguer que lui, il a fait ce qu'il devait faire : transmettre. Et donc, « récepteurs » et « héritiers » n'ont plus qu'à se débrouiller au mieux avec le paquet cadeau. N'est-ce pas parfois ce qui se passe entre maîtres et élèves ? La transmission du savoir ne serait-elle pas surtout l'expression d'un égoïsme structurel des générations dominantes qui, malgré les discours lénifiants sur les capacités et les richesses de la jeunesse, restent persuadées que l'âge d'or est le leur, et qu'après elles, le chaos ?

La construction du savoir, comme posture éducative, implique une centration sur les élèves. Et même si placer l'élève « au centre du système éducatif » nécessite quelque adaptation (souvent mineure, finalement) des enseignements aux besoins des apprentissages et des élèves du temps, rassurons-nous, la construction du savoir ne peut se réaliser qu'avec les enseignants et dans le savoir. Et d'ailleurs, qui prétend le contraire ? Certainement pas les pédagogues en tous cas (je ne mettrai pas de guillemets à ce terme !).

Entre transmettre et construire, le choix du terme est révélateur de ce qui est privilégié dans l'action pédagogique. Le professeur ou les élèves ? L'instruction ou l'éducation ? La didactique ou la pédagogie ? Autant de mots qui, même s'ils relèvent souvent d'un manichéisme outrancier, traduisent, au fond, des conceptions radicalement différentes de l'école, des enfants, mais aussi du savoir et des hommes. Que quelques « professeurs » ou autres défenseurs de l'école de la République qui font l'opinion s'investissent dans la défense de la transmission du savoir est assez symptomatique du statut des connaissances dans notre culture. On savait déjà que le savoir était un bien si précieux que son accès en était rendu d'autant plus difficile. Mais il se confirme que, pour beaucoup d'enseignants, l'école reste une barrière d'octroi plus qu'un chantier où chacun devrait pouvoir édifier sinon sa personnalité, au moins son « Être », au sens philosophique de l'expression. Pour acquérir quelque sens et ne pas en rester au statut de discours professoral, le savoir est à construire, et ne doit pas se contenter d’être « reçu ». Le véritable travail des élèves est un travail d'appropriation que seul un investissement individuel et personnalisé peut autoriser. Le savoir est à explorer, à interroger, à assimiler, mais également à développer et à enrichir. C'est bien cette entreprise qui doit aujourd'hui mobiliser maîtres et élèves et qui relève assurément moins d'une « transmission » que d'une pédagogie du « compagnonnage » .

Montaigne, qui faisait déjà dans le pédagogisme, prétendait qu'un enfant n'est pas un vase qu'on remplit mais un feu qu'on allume. Il se pourrait bien que la question de la transmission du savoir soit emblématique de ces élèves-vases que l'école ne cesse de remplir depuis des décennies alors qu'il s'agirait de leur « mettre le feu » du savoir.