Durant le IVème siècle av. J.-C., le penseur chinois Mencius affirmait : « Si des hommes
voient brusquement un enfant qui va tomber dans un puits, ils ressentiront
tous, sans exception, un sentiment d'alarme et de détresse. Et ceci, non pas en
vue de se gagner la faveur des parents de l'enfant, ou de s'attirer les
louanges de leurs voisins et amis, ou d'éviter le discrédit qui s'attacherait à
leur réputation s'ils demeuraient indifférents. » Le philosophe oriental
en concluait que le sentiment d’altruisme était essentiel à l'homme.
Je
ne suis pas sûr que cette attention bienveillante, cet élan d’humanité
désintéressé, constitue la ligne de pensée privilégiée par nos contemporains
qui revendiquent aujourd’hui ça et là. Sur des questions familiales ou scolaires,
cela fait plusieurs semaines maintenant que résonne un refrain obsédant parmi
les pétitionnaires : « Pensez à l’intérêt
de l’enfant !». L’intérêt de l’enfant ! Voilà un cri de
ralliement qui ne manque pas d’épaisseur émotionnelle et que chacun, quelle que
soit sa position, peut reprendre au compte de ses intérêts propres sans risquer
de passer pour un déplorable égocentrique. En effet, qui prétendrait satisfaire
son mieux-être personnel (ou catégoriel) sachant que cela pourrait nuire à un enfant ?
Mais
à y regarder de plus près, cette notion d’ « intérêt de l’enfant
» apparaît comme un alibi parfaitement maîtrisé plutôt qu’un supplément d’âme
tout entier tourné vers « l’enfant ».
Aujourd’hui
personne ne peut, honnêtement, prétendre détenir la parfaite définition de
cette formule calibrée pour les media. Le seul mot intérêt recouvre tant d’acceptions (curiosité, affection,
attachement) oscillant entre le cognitif et l’affectif, qu’on se retrouve vite avec
des arguments relevant de registres inconciliables. Les points de vue sur
« l’enfant » sont alors si éloignés, pour ne pas dire
contradictoires, qu’un raisonnement constructif et pondéré est impossible.
Et
puis de qui parle-t-on lorsque l’on évoque ainsi à tout bout de champ
« l’enfant » ? Cela fait un peu plus de trente ans que
j’enseigne en école élémentaire ; j’ai vu beaucoup d’enfants, mais
l’enfant, lui, je ne l’ai jamais rencontré. La volonté d’avancer l’argument le
plus percutant possible dans le débat amène parfois les contradicteurs à user
de simplifications rhétoriques dont ils ne mesurent pas véritablement
l’insignifiance. Ainsi, aucune femme un peu attentive à la dignité de son genre
n’accepte que l’on évoque ainsi « la femme », ce qui au mieux passe
pour une essentialisation inadaptée, au pire une généralisation insultante. Il
en est de même pour les enfants. De nos
classes, il faut s’en convaincre, « l’enfant » est absent tout comme
« l’élève ». Dans l’arène du
savoir, il ne saurait y avoir que des personnes, très différentes les unes des
autres, avec chacune des histoires singulières, des craintes et des espoirs tellement
particuliers, et tant de combats personnels à assumer.
Si
l’on accepte cette conception multiple de « l’enfant », discourir sur
leur « intérêt » prend une tout autre dimension et devient dès lors
plus complexe. Ainsi, l’intérêt d’un enfant dont les parents sont séparés et
qui ne peut voir son père ou sa mère que le samedi et le dimanche, est-il le
même que celui dont le père ou la mère sont libres le mercredi mais
travaillent le samedi ? Entre un enfant qui vit au sein d’une famille
homoparentale stable, cultivée et attentionnée et celui qui connaît un quasi
abandon matériel ou affectif permanent, où se situe l’intérêt de
l’enfant ? Et qui décidera de la pertinence de ces intérêts divergents ?
La
réalité de l’existence (le vécu !) n’est pas la même pour tout le monde ;
c’est un truisme d’une banalité affligeante ! Mais il semble bien qu’en
ces temps de doléances effrénés, il faille rappeler quelques évidences
confondantes. Admettre, simplement, la complexité de la question de
« l’intérêt de l’enfant », et se défier de tout simplisme réducteur
qui alimente telle ou telle propagande, voilà qui apporterait un peu de
sérénité dans les débats. La considération affichée à l’existence et au devenir
des enfants mérite cette clairvoyance …
et le processus de décision qui s’engage, aussi.